Après une ‘journée bibliothèque’ avec Dana, je rejoins Eiko à l’opéra
national de Iasi. Nous avons discuté dimanche soir au Teatru Fix et il semble
que nous ayons la même curiosité pour le théâtre et l’opéra. Ce que je ne sais
pas encore, c’est que les danseuses de la troupe sont des amies de Eiko et se
proposent de nous faire rentrer en catimini. Une place coûte 40 lei, soit
environ 10 euros (le salaire moyen tourne autour de 200 euros net par
mois). Pour la Roumanie, c’est cher. Eiko est contente d’assister à la
représentation sans payer. Moi je me réjouis surtout de rentrer dans les
coulisses, d’assister aux derniers préparatifs. Atmosphère effervescente :
des rires, des cris, des ordres donnés dans tous les sens, beaucoup d’excitation.
Je me fais toute, toute petite. Les danseuses sont une dizaine, toutes
japonaises, et bien évidemment je ne comprends pas un traître mot de la
conversation. Eiko me traduit les informations essentielles tant bien que mal :
ce n’est pas facile pour elle de passer du japonais au roumain. Quand je pense au
fossé qui sépare ces deux langues, je me dis que le passage du français au
roumain, à côté, c’est pure bagatelle.
18h30 : des coups résonnent, qui invitent le public à s’installer.
Guidés par des hommes en costume, nous pénétrons dans un espace sombre, encadré
par deux grands rideaux noirs. Je comprends que nous sommes...sur la scène.
Toute la première partie de la pièce se jouera ici, au milieu des spectateurs. C’est
éprouvant : il fait très, très chaud, les chanteurs évoluent dans la foule
et rompent sans cesse l’équilibre précaire des corps agglomérés. Poussée de ci
et de là, je tente de rester bien droite pour ne pas perdre une miette de ce
qui se passe, parce que le jeu en vaut la chandelle.
Mais au fait, de quoi s’agit-il ? Je le découvre sur le
moment : c’est un opéra inspiré d’une tragédie d’Euripide, Les Troyennes, composé par Elisabeth
Swados et mis en scène par Andrei Serban. Les instruments sont peu nombreux :
percussions, trombone, flûte traversière. Ce sont les chœurs féminin et
masculin qui vont donner le rythme durant toute la pièce. Le texte est en grec
ancien et résiste donc à la compréhension, mais on peut reconnaître quelques
noms propres : Cassandre, Andromaque et son fils Astyanax, Hélène. Je vis
quelque chose de l’ordre du cauchemar ou du rêve, je ne sais pas exactement. L’éclairage
à la torche renforce l’impression d’avoir intégré un autre univers, régi par de
nouvelles lois. Les chants des chœurs créent un état second, un enchantement. J’imagine
qu’Andrei Serban a cherché à retrouver une sorte de force primitive qui
battrait en chacun de nous – et sans aucun doute il a réussi.
C’est une expérience physiquement intense, belle et douloureuse :
à deux mètres de moi, Hélène est brutalisée par les Troyennes qui arrachent sa
longue chevelure, la dévêtissent et la livrent à un homme-ours avide de chair.
On m’avait prévenue que la mise en scène était violente, crue, mais j’imaginais
quelque chose de très différent (je pensais à Sarah Kane, à des expériences
théâtrales antérieures). Ce que je vois et vis ce soir ne ressemble à rien de
connu pour moi. Impossible de mesurer l’écoulement du temps. Au bout d’un
moment, un des rideaux se lève et les chœurs nous poussent vers les sièges.
Nous assistons à la deuxième partie des Troyennes
assis, dans la posture traditionnelle du spectateur, mais à présent ce sont les
chanteurs qui transgressent la partition des espaces et s’installent près de
nous. Les danseuses japonaises apparaissent sur la scène à ce moment,
accompagnées par un personnage malveillant que je ne parviens pas à identifier.
Suivent alors de très beaux passages dansés.
Après beaucoup de morts, de plaintes et de souffrances, l’histoire
prend fin. Le public est plus qu’enthousiaste : il est fasciné et conquis.
J’aurais bien applaudi deux fois plus si ma main brûlée ne me faisait pas aussi
mal. A la sortie, nous repassons par les coulisses où j’assiste à la deuxième
mort des personnages : les chanteurs quittent leur costume, se démaquillent,
plaisantent, râlent, et l’univers du quotidien reprend ses droits.
Eiko et moi allons au Teatru Fix pour prolonger un peu la magie
de la soirée. Les danseuses sont trop épuisées pour nous suivre, j’espère que j’aurai
l’occasion de les revoir bientôt. J’ai encore la tête pleine de syllabes
grecques et de rythmes obsédants.
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